Le marketing et la communication font partie des quelques secteurs professionnels dont le rôle est de créer des imaginaires. Développer une stratégie en marketing et en communication, c’est se demander comment faire adhérer des utilisateurs ou des consommateurs à un produit ou à une marque. Pour cela, le levier le plus communément activé est l’envie, car l’envie a la capacité de surmonter la rationalité. Alors on donne envie d’un quotidien plus simple, d’un corps plus mince, de lendemains plus joyeux… Et les exemples de marques qui ont massivement séduit par ce biais sont légions. Or la multiplication des campagnes publicitaires qui jouent sur certaines cordes de l’envie peuvent modifier les représentations au sein de la société.
Exemple : est-ce que nous n’aurions pas collectivement intégré qu’en termes de nourriture le bon est intimement lié au gras ? Et que plus un plat est gras plus il est bon ? Ou plus il est gras, plus il est « réconfortant » ?
Qu’est-ce que le Food Porn ?
Instagram recense 1 milliards d’utilisateurs en 2019, dont 17 millions en France[1]. Volume estimé de vidéos et photos postées sur le réseau social chaque jour en 2018 : 95 millions[2]. Parmi les chiffres à donner le tournis, il y en a un qui retient notre attention : le #foodporn a été utilisé dans 190 594 559 posts[3]. Cette donnée propulse sans aucun doute le Food Porn sur le podium des plus grosses tendances ayant déferlé sur les réseaux sociaux ces dernières années. Derrière ce mot aux allures sulfureuses, la définition communément admise désigne un réflexe simple : photographier son plat afin de le poster sur les réseaux sociaux.
Une définition étonnamment sage pour une expression qui ne l’est pas tant. N’aurait-on pas mis dans le même panier le penchant généralisé pour la nourriture décadente, et la dérive de la société de l’image dans le champ gastronomique ? Car si photographier chacun de ses plats peut effectivement être pointé du doigt comme une mauvaise habitude, on est loin de l’imaginaire de la pornographie. Il y aurait même presque une antinomie entre ces photos réalisées dans une recherche esthétique et une valorisation des plats, et des contenus pornographiques qui ne mettent pas énormément en valeur les individus qu’ils mettent en scène.
En revanche, le lien entre Food Porn et photographie de plats se fait plus net quand on ne s’intéresse pas aux plats en général, mais plus spécifiquement à ceux qui sont les plus viraux sur les réseaux sociaux. Vous voyez probablement de quoi je veux parler.
Du Porn au Food Porn : et si la tendance Food Porn était une invention marketing ?
On peut se risquer à donner une origine à cette tendance Food Porn. En effet, avec l’arrivée de la télévision, et le perfectionnement des techniques publicitaires, la nourriture bascule dans le champ du marketing. On observe alors un glissement de l’imaginaire lié à la thématique.
L’argument naturel d’un vendeur de produits alimentaires, c’est le « bon ». Le souci c’est que le « bon » se trouve bien trop loin dans le parcours de consommation. Lorsque mon produit est consommé, il a déjà été acheté, donc son goût va peut-être satisfaire le client, peut-être permettre de le fidéliser, peut-être l’amener à en parler autour de lui. Beaucoup de « peut-être ». Il est donc plus intéressant d’intervenir en amont de cette expérience gustative. Concrètement, cela signifie : commencer par lui donner envie d’acheter, lui mettre l’eau à la bouche. Or, quoi de mieux, pour créer le désir chez le consommateur (qui est nécessairement un homme), que de transcender la nourriture, la rendre sexy ? Littéralement.

Avec le développement de géants de l’agroalimentaire, avec l’émergence de la consommation de masse, avec la prolifération des fastfoods, l’expérience sensorielle offerte par la nourriture va évoluer. Le meilleur exemple de cette évolution est probablement celui de MacDonald’s, qui a développé un dispositif marketing sensoriel complet, dans lequel le goût n’est que la dernière étape de découverte d’un produit. L’olfactif devient en particulier un fort levier d’attraction du client : qui n’a jamais eu envie d’aller au MacDonald’s après avoir senti les effluves des burgers dans la rue adjacente à une enseigne du groupe ? Et la nourriture va bien entendu s’appréhender de plus en plus par le biais de la vue, par les nombreuses affiches publicitaires dans les rues et les magazines, ainsi que par les publicités sur les écrans (cinéma, télévision, smartphones…). Pour parvenir à des résultats si appétissants, la retouche photo est devenue la norme, tant pour les professionnels que pour les particuliers, mais également les artifices au moment du shooting photo lui-même. Saviez-vous que les pancakes épongeaient trop le sirop d’érable, et qu’il était donc préférable d’utiliser de l’huile de vidange pour un rendu parfait[4] ?
Aujourd’hui, quand on parle de Food Porn, on parle moins de sexe que de nourriture dégoulinante, cependant le caractère transgressif irradie des visuels dans un cas comme dans l’autre. Dans une certaine mesure on peut donc considérer que le Food Porn trouve son origine dans les leviers marketing visant à susciter le désir chez les consommateurs.
Les réseaux sociaux comme caisse de résonance des dérives marketing
Le terrain de jeu du Food Porn a peu à peu évolué. Les standards de fastfood sont entrés dans notre alimentation, créant dans notre cerveau des réflexes addictifs : les cravings. Le sel et le gras apportent une sensation de plaisir, que le cerveau réclame de nouveau lorsque des images de nourriture grasse et salée lui apparaissent. Les publicitaires ont compris l’intérêt de provoquer ce désir, et on a donc vu fleurir sur les écrans et les panneaux publicitaires de la nourriture répondant précisément à cet objectif.
Les consommateurs se sont ensuite approprié ces codes, qui ont trouvé une place de choix sur les réseaux sociaux

Les consommateurs se sont ensuite approprié ces codes, qui ont trouvé une place de choix sur les réseaux sociaux. C’est cette pratique qui circule aujourd’hui sous le hashtag FoodPorn (#FoodPorn). Lorsqu’on regarde les résultats du #FoodPorn sur Instagram, on s’aperçoit par conséquent qu’il en ressort moins de petits plats mijotés avec des fruits et légumes de saison que de snacks à première vue tropgras, trop sucrés, trop salés. Lors de notre recherche, les posts les plus populaires et les plus récents sont en effet très essentiellement dégoulinants de fromage pour les plats salés, et de chocolat et de chantilly pour les plats sucrés. Plus parlant encore, le seul plat d’apparence saine de notre échantillon recueille 188 likes et 18 commentaires, contre 11 941 likes et 51 commentaires pour un bouquet de cônes remplis de pommes de terre sautées et de poulet frit, le tout agrémenté de sauces plus décadentes les unes que les autres.


Deux enseignements peuvent être tirés :
- Qui dit #foodporn, dit bien bombe calorique.
- Il existe une corrélation entre le nombre de calories dans un plat, et le nombre de likes qu’il génère sur les réseaux sociaux.
De la même manière que la junk food active le circuit de la récompense en libérant de la dopamine, toute publication de junk food est récompensée sur les réseaux sociaux par des likes. Or les réseaux sociaux fonctionnent de la même manière que la nourriture trop grasse sur notre cerveau : il active la sécrétion de dopamine.
Ce phénomène est donc auto-alimenté : il incite les utilisateurs à poster leurs plats les plus gras, salés et sucrés, donne une prime de visibilité à ce type de nourriture, donne envie aux utilisateurs de consommer de la junk food, puis de la publier… Voilà comment le marketing a fait naître une tendance lourde à la malbouffe.
[1] Combien d’utilisateurs des réseaux sociaux en 2019 en France de Facebook, Twitter, Instagram, LinkedIn, Snapchat, YouTube, Pinterest, WhatsApp [Infographie], Alexi Tauzin, http://www.alexitauzin.com/2013/04/combien-dutilisateurs-de-facebook.html. Consulté le 13/03/2019
[2] Chiffres Instagram – 2018, Rozenn Perrichot, Blog du Modérateur, https://www.blogdumoderateur.com/chiffres-instagram/. Consulté le 13/03/2019
[3] https://www.instagram.com/explore/tags/foodporn/?hl=en. Consulté le 13/03/2019
[4] Comment les publicitaires embellissent les photos de nourriture !, Oh My Mag, https://www.ohmymag.com/cuisine/les-huit-astuces-utilisees-par-les-publicitaires_art104404.html. Consulté le 13/03/2019